L'Article de la Mort

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Partie I : Branché

Kazuto Morimoto n’était pas particulièrement doué pour garder un emploi. À vrai dire, il n’était pas particulièrement doué pour quoi que ce soit. C’était l’un de ces jeunes hommes japonais célibataires moyen, dans leur vingtaine, qui ont un diplôme moyen en informatique ou dans un autre domaine surchargé. Ce genre de diplôme qu’ils obtiennent avec des notes moyennes, en sortant d’universités moyennes. Ce type d’homme si moyen, qu’ils donnent l’impression quand on les voit de se tenir sur la pointe des pieds, à bout de force, aux bords d’une falaise immense dans laquelle ils menacent de s’effondrer à chaque instant, sombrant par le fait même au plus bas-fonds de l’échelle sociale. Ainsi était Kazuto, un de ces types vivant sur la fine ligne entre l’employé raté et l’hikikomori.

Une fois de plus, il se trouvait chez lui, dans son appartement mal entretenu et un peu miteux du troisième étage. Il observait la carcasse d’un vieil ordinateur IBM tout en dégustant des nouilles instantanées dans un gobelet. La fenêtre du salon était grande ouverte pour laisser entrer l’air nocturne, étouffant par sa chaleur de juin. Les nouilles avaient un goût de carton et de sel, elles en avaient même la texture. Rien de ragoutant, mais c’était tout ce qu’il pouvait se permettre depuis qu’il avait une fois de plus été renvoyé de sa boite, la semaine dernière. Il se gratta le menton tout en réfléchissant au casse-tête électronique qui gisait devant lui. Il avait bien remarqué les poils sporadiques et quelque peu trop longs qui lui poussaient, lui donnant l’air d’un adolescent teigneux, mais il n’en avait franchement que faire. Ce n’était pas comme si quelqu’un allait venir le voir d’ici peu. Le seul ventilateur à l’autre bout de la pièce passa enfin dans sa direction, poussant l’air humide dans ses cheveux un peu minces, un peu gras et un peu longs.

Il avait ramassé cette antiquité dans les ordures d’une compagnie, trois jours plus tôt. Il avait dû vendre son propre ordinateur portable pour pouvoir payer le loyer, et en voyant ce bout de clavier blanc-jaunît dépasser d’une benne au loin, il s’était dit que ce devait être son jour de chance. Finalement, il s’était retrouvé avec cette vieille boîte blanche et volumineuse, toute droit sortie d’un vieux film de science-fiction. Par un quelconque miracle, elle s’allumait encore, et même fonctionnait, mais ce n’était pas d’une grande utilité pour quelqu’un qui n’avait même pas les moyens de se payer une ligne internet.

Kazuto déposa son gobelet de nouilles désormais vide et tira une cigarette d’un vieux paquet, qu’il s’alluma. Il n’avait pas le droit de fumer dans l’appartement, mais bien entendu, il s’en foutait. Il se remit à fouiller dans les entrailles de la machine pour en extirper le câble de série. Ayant beaucoup de temps libre et cette chose à disposition, Kazuto en avait fait sa nouvelle lubie que de le connecter. Ces anciens modèles d’ordinateurs fonctionnaient avec des lignes téléphoniques, et par chance, son appartement – sûrement aussi vieux que sa trouvaille – en était muni. Non pas que lui ni personne ne se servait encore des lignes fixes, ceci dit. Il fronça les sourcils une fois le câble sous ses yeux, puis regarda l’entrée du vieux modem qui traînait à ses côtés.

« Mais ça ne rentre pas, cette merde… »

Il soupira, puis porta le câble à ses lèvres. « Les enfants, ne faites pas ça à la maison », se surprit-il à penser avec humour avant d’arracher le plastique qui recouvrait le câble d’un coup de dents. Sans plus attendre, il retourna le modem à l’envers et le dévissa. Après quelques minutes à trifouiller, il arracha le plastique d’un autre câble, du modem cette fois, et relia les deux ensemble. Il tira sur sa cigarette tout en prenant un moment de recul pour observer la monstruosité qu’il venait de créer.

« Bon, on va bien voir »

Il alluma l’ordinateur qui le salua de son « bip » distinctif. Le bruit du ventilateur se mit en marche comme un doux ronronnement et l’écran s’illumina. Il utilisa le clavier pour naviguer jusqu’au programme de connexion internet, puis le lança.

[Aucun modem détecté. Veuillez vérifier le branchement du modem.]

Kazuto soupira de plus belle, crachant un trait de fumée au visage de l’ordinateur. Le modem émit un bip singulier, puis plus rien. Il écrasa sa cigarette à l’intérieur même du gobelet de nouilles qu’il venait de finir, puis s’en alluma une nouvelle.

« Ben, si tu bipes, c’est que t’as reçu quelque chose » dit-il au modem comme s’il s’adressait à un petit animal de compagnie incapable de le comprendre.

Il ouvrit les fichiers de configuration du programme de connexion internet, pensant que le modèle du modem devait assurément être différent de celui qu’attendait l’ordinateur. Puisque ces systèmes fonctionnaient en utilisant les lignes téléphoniques des fournisseurs d’accès internet, il se mit à entrer tous ceux qu’il pouvait trouver en cherchant sur son téléphone, sans succès. Après près d’une demi-heure, il abandonna et se mit à entrer des numéros au hasard dans la configuration avant de tenter de lancer le programme, qui s’obstinait à lui répondre qu’aucune connexion n’était détectée. Sentant la frustration monter, il frappa les numéros du clavier tout en les insultant. Il observa le résultat dans la configuration, stupéfait : sans le vouloir, ses coups avaient écrit un palindrome : 03-8711-7830. Il souffla du nez et lança la connexion. Le logiciel charga une seconde. Deux secondes. Puis, le modem se mit à émettre un bruit abominable, semblable à un cri électrique, qui le fit sursauter. Il se tourna vers celui-ci, abasourdi. Finalement, un nouveau « bip » s’échappa de l’ordinateur, accompagnant un message :

[Connexion établie!]

La fenêtre changea alors pour afficher un autre programme débordant d’informations. Kazuto resta bouche-bée. Ça avait vraiment marché ? En frappant le clavier, en plus ? Il se mit à éclater de rire, sa voix résonnant contre les murs de son appartement encombré :

« Qui a dit que la violence ne réglait pas les solutions, hein ? »

Il tira une nouvelle fois longuement sur sa cigarette avant de poser son attention sur le programme à l’écran. Il s’était ouvert tout seul, sans rien demander. C’était une sorte de classeur excel, mais en vert sur noir. Plusieurs colonnes étaient affichées, chacune identifiée par un titre.

[Nom | Ville de naissance | Âge | Date de naissance | Date de décès | Status]

La liste semblait bouger sans cesses, de nouvelles personnes s’y ajoutant chaque minute et des statuts passant de « En attente » à « Traité ». Toute l’information était écrite en anglais, sauf les noms qui étaient eux dans diverses langues. Il y avait du chinois, des langues germaniques, des langues arabes, même quelques noms japonais défilaient de temps en temps dans la liste. L’affichage était si sobre, une simple grille et du texte, qu’il en donnait presque froid dans le dos. La partie la plus effrayante cependant, c’était les dates de décès, qui étaient presque toutes des dates à venir.

« Mais sur quoi je suis tombé moi ? » se demanda-t-il.

Assurément, ce serveur était encore tenu à jour et utilisé, comme les noms et les statuts ne cessaient d’apparaître. Mais qui pouvait utiliser un vieux serveur IBM, de nos jours ? Que signifiaient ces informations dans la grille ? Puis surtout, pourquoi n’y avait-il aucun nom, aucune référence, aucun indice pour expliquer l’intérêt d’un tel logiciel ? Il se dit que ce pouvait être un registre médical, quelque chose appartenant à un hôpital local qui n’aurait pas cru bon de mettre à jour leur système des années 80.

« Ou bien alors, c’est un truc de l’armée », se dit-il. « Ou un truc de tueurs à gage. Merde, j’espère que je n’ai pas mis les pieds dans un nid de vipères. »

Bien que légèrement inquiété par sa découverte, il continua de parcourir la liste avec curiosité. Il s’arrêta sur l’un des rares noms en japonais qu’il voyait.

[Hideyo Kimura | Tokyo | 38 | 8/10/1986 | 24/06/2024 | En Attente]

De nouveau, Kazuto se gratta le menton et haussa un sourcil. La date de décès, c’était le lendemain. Cédant à ses questions, il attrapa son téléphone et tapa le nom de ce fameux Hideyo Kimura. Il ne fallut pas très longtemps pour qu’il ne découvre son profil twitter. C’était un enseignant en philosophie à l’université de Tokyo, qui semblait d’ailleurs bien se porter, puisqu’il avait publié une vidéo humoristique à peine deux heures plus tôt. L’œil du jeune homme se balança jusqu’à la date de décès, puis retourna sur le profil twitter.

« C’est vraiment glauque ce truc. »

Il éteignit de nouveau sa cigarette dans son gobelet de nouilles. Le son de quelques oiseaux piaillant à l’extérieur le ramena à la raison : il était près de quatre heures du matin et il fallait vraiment qu’il dorme s’il ne voulait pas achever de ruiner son rythme circadien. Il ferma son téléphone et fis quelque pas pour s’allonger directement sur le sofa du salon, tout près, et de tirer sa couverture, laissant le vieux IBM tourner dans le noir.

« Ça me fera une veilleuse. » se dit-il alors qu’il laissait le sommeil le gagner.